Philippe Juvin : « Cette loi sur la fin de vie ne protégera pas les plus fragiles »
Député des Hauts-de-Seine, Philippe Juvin est également professeur de médecine et chef des Urgences de l’hôpital Pompidou. Depuis le début des débats sur la proposition de loi sur la fin de vie, il tente d’alerter ses collègues sur la véritable portée du texte.
Voilà plusieurs jours que vous bataillez dans l’hémicycle sur le projet de loi sur la fin de vie. Avez-vous été surpris par ces débats ?
Avant même de parler des aspects techniques de la loi, deux questions de principe s’imposent. Primo, face à la souffrance, quel modèle de société voulons-nous ? Une société fondée sur le soin, ou une société qui y répond en délivrant une substance létale ? Secundo, admettre des exceptions à un principe absolu, en l’occurrence l’interdiction de tuer, n’expose-t-il pas à ce que d’autres inventent, demain, d’autres exceptions ? Or le débat s’est engagé directement sur les modalités techniques du texte, sans cette réflexion éthique et philosophique préalable. C’est un premier sujet d’étonnement.
Vous avez, en revanche, eu des débats houleux sur le texte lui-même. Qu’en retenez-vous ?
J’ai présenté des exemples très concrets issus du texte et de mon expérience de médecin, pour alerter mes collègues sur ce qui pourrait se passer. J’ai l’impression de ne pas être compris ou entendu. Ensuite, certains députés pensent détenir un magistère moral, comme s’il existait deux camps : les bons qui voudraient abréger les souffrances et les méchants qui, opposés à la loi, voudraient laisser les gens mourir dans d’atroces conditions. Cette caricature intolérable passe par un déni de réalité.
C’est-à-dire ?
D’abord l’euphémisation. On n’a pas le droit d’utiliser les mots « euthanasie » ou « suicide assisté ». Il faut dire « aide à mourir ». Ce détournement de mots sert à dissimuler la réalité. Moi, médecin, j’aide mes patients à mourir, mais en les accompagnant, sans les tuer. Tout le monde utilise le mot « euthanasie » hors de l’hémicycle : le CCNE, le Conseil d’État, et même l’association du droit à mourir dans la dignité (ADMD) ! Mais officiellement, c’est interdit par le camp du magistère moral.
Ce n’est pas le seul arrangement avec la réalité…
La loi prétend être sur la fin de vie : c’est faux ! Certaines personnes éligibles peuvent vivre des décennies. On dit qu’il y a des critères stricts, c’est faux. Les malades psychiatriques ne seront pas exclus d’emblée. On dit que c’est une procédure avec des délais de réflexion ? Ils pourront être de 48 heures. Et on dit qu’il y a une collégialité : c’est faux. Vous pourrez en tout et pour tout n’avoir rencontré qu’un seul médecin avant l’euthanasie !
Comment analysez-vous cela ?
Il faut vraiment se plonger dans le texte pour comprendre que, derrière les principes, il n’y a parfois rien. Mais il y a aussi la volonté de ne pas faire peur, de rassurer, y compris en mentant par omission. Il faut bien comprendre qu’avec ce texte, il sera plus rapide d’obtenir l’euthanasie – 2 à 17 jours – qu’une consultation contre la douleur – 2 à 9 mois de délais selon les départements.
Beaucoup de commentateurs aussi n’ont pas correctement lu ce texte. Alors on répète ce que l’on entend et on fait semblant de se rassurer en répétant que les critères sont stricts alors qu’ils ne le sont absolument pas. Après des semaines de débats, certains députés évoquent encore les douleurs irréductibles par exemple. Mais le texte inclut les patients pour lesquels un traitement de cette douleur existe, mais qui refusent de le prendre… Ce n’est pas la même chose !
Si même les députés ne connaissent pas bien le texte, comment prétendre que les Français y sont favorables ?
Les rares demandes d’euthanasie que j’ai eues dans ma carrière se sont toutes résolues quand on a apporté une réponse aux gens ou à leur famille. Les Français ne veulent pas souffrir, et ils refusent l’acharnement thérapeutique, déjà interdit. En réponse, on leur vend l’euthanasie. Il y a une dissociation entre ce qu’ils craignent et la réponse qu’on apporte.
J’ai cité, pendant les débats, une étude publiée en 2022 qui montre que 3 % des patients demandent la mort le premier jour de leur arrivée en soins palliatifs. Ils ne sont plus que 0,3 % au bout de sept jours. En sept jours, on leur a apporté des réponses qui jusqu’alors, n’existaient pas.
Les Français sont d’ailleurs favorables aux soins palliatifs.
Bien sûr, mais je voudrais même élargir encore un peu plus le débat parce que l’accès aux soins palliatifs, nécessaire, ne résout pas tout. Le sujet, c’est le soin, de manière générale, à l’échelle de la société. Pourquoi les gens se suicident ? C’est multifactoriel. Ce n’est pas juste une histoire de maladie qui fait souffrir. Et c’est d’ailleurs la cohérence de ceux qui veulent, à terme, une loi de liberté totale. Parce que la question se posera inévitablement : si c’est une loi de liberté individuelle, pourquoi met-on des critères ? Ils sauteront les uns après les autres, au nom de la liberté : ma vie, mon choix. D’ailleurs, c’est ce qui est arrivé dans l’intégralité des pays qui ont légiféré à ce sujet.
Avez-vous trouvé, sur le fond, ces débats fructueux ?
Le rapporteur du texte Olivier Falorni, sous des allures de grande courtoisie – c’est d’ailleurs un homme courtois -, ne lâche absolument rien. J’avais par exemple proposé d’exclure de la loi, par principe, les maladies mentales, la bipolarité, la schizophrénie, ou l’autisme. Ils n’ont pas voulu. Ils n’ont bougé sur rien. La seule petite victoire que nous avons obtenue, jusqu’ici – et contre l’avis du rapporteur – c’est d’avoir retiré cette idée folle qu’une mort par euthanasie était une mort naturelle ! Nous avons réussi à convaincre des députés qui trouvaient eux aussi que cela allait trop loin. Mais c’est une victoire sémantique.
Vous avez essayé, à plusieurs reprises, de préserver de ce texte les personnes les plus fragiles, qu’elles soient pauvres, prisonnières, malades mentalement, et qui pourraient vouloir recourir à l’euthanasie pour de mauvaises raisons… sans succès. Comment l’expliquez-vous ?
Cela vient, je crois, d’un défaut d’analyse de la part des promoteurs de ce texte. Ils considèrent que c’est une loi de liberté absolue : on serait libre de faire ce que l’on veut. Il est d’ailleurs écrit, à l’article 4 de la loi, qu’il faut « être apte à manifester sa volonté de façon libre et claire ».
Mais est-on libre parce qu’on le prétend ? Les psychiatres savent, par exemple, que l’on n’est pas libre lorsqu’on est dépressif. Est-on libre de ses choix, réellement, lorsque l’on est grabataire, pauvre et isolé, et qu’une infirmière ne passe qu’une fois par jour ? Évidemment que dans ces situations, les conditions du choix ne sont pas les mêmes que lorsque l’infirmière peut passer toutes les deux heures. La liberté totale n’existe pas, et je pensais que la vraie gauche, sensible aux thèses marxistes des libertés formelles, réussirait à le comprendre.
Cette liberté a-t-elle une définition ?
Quelques lignes plus loin, le texte précise que les personnes dont le discernement est gravement altéré ne sont pas concernées. La volonté libre et éclairée dépend donc d’un discernement qui n’est pas « gravement » altéré ? Qu’est-ce que cela signifie ? Il y a des gens dont le discernement est « un peu » altéré… et ce n’est pas pris en compte dans la loi.
Elle peut également être altérée par la pression de l’entourage. Est-ce pris en compte ?
J’ai rappelé devant l’Assemblée qu’il y avait, en France, deux condamnations par jour pour abus de faiblesse. Où est le passage qui va nous protéger de l’abus de faiblesse dans ce texte ? Il n’existe pas.
Cette loi est rédigée par des gens qui ont une vision très théorique de la vie, où il n’y aurait pas d’abus de faiblesse, il y aurait que des familles aimantes, personne ne serait dépressif, tout le monde vivrait avec des conditions matérielles qui rendent la vie acceptable, où la liberté serait totale, où les gens auraient réfléchi à tout. C’est une loi faite par des gens plutôt bien portants, plutôt riches, qui ont peur de leur propre déchéance. Elle s’appliquera à des gens seuls, isolés, pauvres qui ne sauront pas à qui demander de l’aide. Et qui, peut-être n’oseront pas changer d’avis.
Comment ça ?
Une fois qu’on a dit qu’on allait le faire, garde-t-on la liberté de changer d’avis ? Il y a, à ce titre, une phrase très inquiétante dans la loi : « si la personne qui a confirmé sa volonté demande un report de l’administration, le professionnel suspend et convient d’une nouvelle date. » Mais si le patient vient de dire non, pourquoi fixer une nouvelle date ? Dans l’Oregon, 40 % des gens qui vont chercher la dose létale qui leur a été prescrite ne la prennent finalement pas… Le désir de mort est fluctuant.
C’est une inquiétude qui grandit, notamment, chez les personnes handicapées ou leurs familles…
Dans l’Oregon, 30 % des personnes qui bénéficient, entre guillemets, de l’aide à mourir sont handicapées. C’est donc une surreprésentation. Parce que c’est vrai, la vie avec un handicap est plus dure. Et sans le soin de la société, l’euthanasie présentée comme une solution à la souffrance est tentante. En examinant une affaire impliquant des témoins de Jéhovah qui avaient été transfusés contre leur gré, le Conseil d’État avait affirmé que l’individu méritait d’être protégé contre les maux qu’il accepterait lui-même de subir. C’est pour cela qu’on prévient le suicide, et que l’on soigne les tentatives. Tous les jours.
Vous êtes député, mais également médecin. Beaucoup ont pris la parole… Est-ce que cela pèse dans les débats ?
Comme je l’ai dit précédemment, contrairement à ce que disent certains, ce n’est pas une loi sur la fin de vie. C’est une loi qui s’appliquera certes à des gens en fin de vie, mais aussi à des gens qui peuvent vivre des années selon de stricts critères médicaux. Quand je le rappelle, comme médecin, ils ne peuvent pas affirmer que c’est faux. Donc oui, ça aide. Et nous sommes également énormément aidés par tous ces professionnels de santé qui se lèvent pour s’opposer à ce texte.
D’autres de vos collègues, médecins eux aussi, sont favorables au texte.
C’est très intéressant, parce qu’ils sont souvent de ma génération ou même un peu plus anciens… Ils ont probablement fait un stage en réanimation, il y a de longues années, à une époque où des euthanasies étaient réalisées parce que la loi Claeys-Leonetti n’existait pas ni les soins palliatifs… Pour eux, le temps s’est arrêté. Il y a un décalage entre la réalité et ce dont nous parlons, trop souvent. Et il y a aussi des médecins qui n’ont pas accès à la mort dans l’exercice de leurs fonctions : la médecine est un univers très divers.
Vous avez également pointé le rôle des mutuelles qui sont favorables à cette loi. Pourquoi ?
Qu’aurait-on dit, si des assurances privées américaines pareillement intéressées au remboursement des soins, avaient milité pour l’euthanasie ? Au lieu de dépenser notre argent à faire du militantisme, que les mutuelles remboursent déjà aux plus pauvres tout ce qu’elles ne remboursent pas et qui pourrait rendre leur fin de vie plus supportable : des aides humaines et matérielles. Elles seront bien plus utiles.
Avez-vous peur que cette loi finisse par être un moyen de faire des économies ?
Fera-t-on des économies avec cette loi ? Oui. Au Canada, en 2022, 80 millions de dollars ont été économisés par le système de santé. Pourquoi ? Parce que la fin de vie coûte très cher. Je veux être clair. Est-ce que les gens fabriquent cette loi pour faire des économies ? La réponse est non. Je n’accuse personne de cela. Mais est-ce que cette idée finira par peser ? Oui.
Le vote est prévu mardi. D’ici-là, avez-vous l’espoir d’être entendu ?
Si je ne l’avais pas, je ne serais pas présent avec mes collègues, en particulier Patrick Hetzel et Thibault Bazin, tous les jours jusqu’à minuit dans l’hémicycle. J’ai l’espoir que les gens comprennent, que les indécis ouvrent les yeux et voient que ce n’est pas une loi de fin de vie, que les critères stricts ne sont pas stricts, que ce n’est pas une loi qui va protéger les plus vulnérables. Et c’est pour cela aussi que la mobilisation du corps social, plus importante qu’il y a un an, est précieuse.
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