Julien Aubert : « De Bandung à Tianjin, la possibilité d’un bloc »
Au sommet de l’organisation de coopération de Shangaï, à Tianjin, la Chine (Xi Jiping), la Russie (Vladimir Poutine) et l’Inde (Modi) se sont donnés dix ans pour changer le monde. L’OCS est assez méconnue des observateurs.
Le « Groupe de Shanghai » est une structure de coopération en matière de sécurité régionale créée en 1996 par la Chine, la Russie, le Tadjikistan, le Kazakhstan et le Kirghizistan. La montée en puissance de l’islamisme en Asie centrale, les attaques terroristes des différents mouvements fondamentalistes (comme le Mouvement islamique d’Ouzbékistan), ou séparatistes (tel celui des Ouïgours, dans le Sin-Kiang chinois), ont poussé en effet les principaux États de la région à unir leurs efforts et à se donner les moyens de contenir le danger terroriste. Ces cinq pays ont ensuite été rejoints, en 2001, par l’Ouzbékistan (alors allié américain) pour devenir l’OCS.
Tout est parti d’un rapprochement Moscou – Pékin, qui il y a déjà dix ans était perceptible. Ainsi, en mai 2014, les deux pays avaient signé un accord gazier de 400 milliards de dollars. Mao Tsé Toung avait dit que « la frontière entre la Chine et l’URSS devait passer à Tachkent » et cet accord en était une illustration concrète. En effet, le principal atout de la Chine en Asie centrale est, bien entendu, le contrôle étroit qu’elle exerce sur près d’un tiers de la région : le Xinjiang qui partage une frontière avec le Kazakhstan, le Kyrgyzstan et le Tadjikistan. Cela donne à Pékin une proximité idéale pour l’établissement d’un réseau de pénétration logistique (routes, voies ferrées) mais aussi, en sens inverse, d’exploitation énergétique et minière (oléoducs, gazoducs, lignes de force) à l’origine d’un contrôle commercial particulièrement élevé au Kyrgyzstan.
De cette imbrication énergétique, les deux pays ont fait un partenariat. Premièrement, la Russie possède de formidables richesses naturelles et pas seulement énergétiques (cf. terres cultivables) qui intéressent la Chine. Deuxièmement, les échanges bilatéraux se sont envolés : prévus pour doubler en valeur d’ici 2020 pour atteindre 200 milliards de dollars, ils se chiffraient en 2024 à 244,8 milliards. Au plan politique, à partir des années 2014-2015, une forme de synchronisation s’est établie. Les deux pays déclaraient déjà qu’ils partageaient la même vision du problème iranien (la Russie avait tranquillement accru le nombre de réacteurs nucléaires qu’elle avait construit pour ce pays), sur l’Ukraine ou la Syrie. L’OCS ne faisait donc qu’accompagner une convergence dictée par des intérêts multiples.
Si, au départ, le Groupe de Shanghai ne s’occupait que d’étroites questions de sécurité, il est aujourd’hui devenu une véritable organisation politico-militaire, qui sera dans le futur peut être capable d’exercer non seulement une influence dans le cadre de la lutte antiterroriste mais aussi sur les processus mondiaux eux-mêmes. Cette organisation s’est en effet élargie à l’Inde (2017), au Pakistan (2017) et à l’Iran (2023). La vraie nouveauté de Tianjin, c’est que l’Inde, en délicatesse avec le Pakistan et en rivalité avec la Chine, se soit prêtée au jeu de communication en participant activement à la conférence aux côtés de la Russie et de la Chine.
Le renforcement vient de la masse critique de l’Inde dans le système international. Avec l’entrée de l’Inde, l’OCS compte désormais trois des plus grandes économies mondiales et quatre pays nucléarisés. Il ne s’agit plus seulement de tempérer le Grand Jeu entre Russes et Chinois en Asie centrale. En face de l’OTAN, qui pèse 3,5 millions d’hommes, 5 792 ogives nucléaires et 84 sous-marins nucléaires, est apparu progressivement un nouvel axe Pékin-Moscou-New Dehli qui est de force égale voire supérieure sur le papier (6 millions d’hommes, 5 259 ogives nucléaires, 54 sous-marins nucléaires). D’autant qu’en 10 ans, l’OTAN a plutôt eu tendance à réduire son empreinte (le nombre d’hommes était de 3,8 millions il y a 10 ans par exemple) et l’OCS a eu tendance à grossir (elle était à 3,5 millions en 2014).
La fragilité, c’est que l’Inde de Modi reste très attachée à une politique d’équilibriste. Ce n’est pas une puissance comme la Russie ou la Chine susceptible de vouloir annexer ou envahir un pays voisin. On a donc vu dans les déclarations de Tianjin, que l’OCS se positionne en entité plus politique qu’en pacte de Varsovie bis. Sans doute l’influence de Modi a joué lorsqu’il s’est agi de fustiger « la mentalité de guerre froide et la confrontation entre blocs ». Poutine pense la même chose, mais est moins crédible pour l’affirmer, lui qui est l’un des premiers à avoir réveillé la guerre froide en annexant militairement l’Ukraine. Il est vrai aussi, paramètre indien mis à part, que l’OCS n’est pas encore de taille à rivaliser avec l’OTAN sur un sujet : les dépenses militaires. L’OTAN dépense en effet 1 506 Milliards de dollars pour sécurité, contre 567 milliards coté OCS. Néanmoins, le fossé s’est rétréci. En 2006, l’OCS, c’était 85 milliards de dollars, dix fois moins que l’OTAN (796,7 milliards).
Finalement, il y avait à Tianjin comme une forme de réédition de la conférence des Non-Alignés de Bandung en 1955, à ceci près que les participants ne cherchent plus à équilibrer monde communiste et monde occidental, puisque le premier a disparu, mais à bâtir, un système multipolaire plus équitable. De manière assez amusante, on retrouve, soixante-dix ans après, les mêmes fractures entre la Chine, qui entretient une relation amour-haine avec la Russie, et l’Inde, toujours d’une neutralité active.
Vouloir un monde multipolaire plus équitable, critiquer Donald Trump et ses méthodes, n’apparaît pas entièrement dépourvu de légitimité. On s’alarme en Europe de voir poindre un « bloc anti-occidental ». La faute en est surtout aux pays européens qui ne sont pas capables de se distancier des foucades arbitraires de Washington, au point que l’OTAN apparaisse – et le rapprochement avec l’Inde accélère ceci – comme « le bras séculier des Blancs ».
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