Proportionnelle : gardons-nous d’affaiblir ce qui reste de la Ve République
Le nouveau vice-président de LR explique les raisons historiques et politiques qui conduisent son parti à s’opposer au projet de François Bayrou pour les législatives.
La Ve République entrera, cet automne, dans sa soixante-huitième année. Mais cette longévité n’est pas synonyme de santé : après vingt-cinq révisions, le régime fondé en 1958 n’est pas en grande forme. Quatre dérèglements majeurs l’ont miné depuis le début du siècle, au point que le pouvoir ne parvient plus à exercer le pouvoir.
Le césarisme a été aggravé par « la Constitution de l’an 2000 », c’est-à-dire l’introduction du présidentialisme quinquennal, entretenant l’illusion d’un moment politique unique et magique, où toute la délibération et toute la décision se trouvent concentrées dans la grâce de l’élection élyséenne. Une acception extensive de l’État de droit l’a emporté sur le droit de l’État, en confondant la nécessaire séparation des pouvoirs avec une juridictionnalisation illimitée de la garantie des droits individuels au détriment du droit de la nation. La déshérence du référendum, dans les vingt dernières années, est allée de pair avec une méfiance croissante des institutions à l’égard des préoccupations populaires majoritaires. Et le Parlement est devenu dysfonctionnel : si le Sénat a réussi, lui, à affirmer une voix indépendante et sérieuse, l’Assemblée nationale n’a cessé de sombrer dans un bavardage aussi querelleur qu’incontinent, multipliant la production de normes accessoires sans parvenir à traiter sereinement de l’essentiel. De ces dérèglements, la capacité à gouverner est la première victime : dans la plupart des hôtels ministériels, à l’exception de ceux où subsiste encore le cœur régalien de l’État, des commentateurs font semblant d’exister en attendant les suivants.
Parmi ces ruines, il n’est pas faux d’affirmer que, en 2022 et plus encore en 2024, le scrutin majoritaire n’a pas rempli son office. Certes, dans chacune des 577 circonscriptions, les députés élus ont obtenu le plus grand nombre de suffrages exprimés, soit en recueillant la majorité absolue dès le premier tour (pour 76 d’entre eux), soit en arrivant en tête au second tour (avec une majorité absolue en cas de duel ou, plus rarement, lors de triangulaires ou de quadrangulaires, avec une majorité seulement relative). Mais cette légitimité majoritaire individuelle n’a accouché d’aucune légalité majoritaire institutionnelle. Autrement dit : l’Hémicycle est le jouet de minorités qui peuvent à tout moment se coaliser pour renverser le gouvernement (comme cela fut le cas, pour la première fois depuis un demi-siècle, avec la chute de Michel Barnier), tandis que la majorité est à la fois très relative, hétérogène et aléatoire, de sorte que chaque vote, ou presque, tient du jeu de dés.
La proportionnelle n’est pas le remède
Après ce double échec conjoncturel du scrutin majoritaire, faut-il se précipiter pour l’abandonner ? Le Premier ministre semble le penser, qui choisit ce moment pour proposer au Parlement de modifier la règle électorale de l’Assemblée nationale. Ce débat n’est pas médiocre. En plaidant pour la représentation proportionnelle, François Bayrou exprime une conviction sincère, nourrie par la traditionnelle dilection des démocrates chrétiens pour un mode de scrutin censé exprimer la pluralité des courants d’opinion et inviter les députés à bâtir des compromis. J’avoue qu’il m’est parfois arrivé d’y rêver, lorsque je constatais sur les bancs de l’Assemblée nationale la dégradation du débat parlementaire. Mais la proportionnelle n’est pas le remède, si l’on veut bien se rappeler, avec notre histoire institutionnelle, ce qu’est le tempérament politique de notre vieux pays et, plus encore, ce que sont les réalités du moment.
Gardons à l’esprit que le général de Gaulle lui-même n’a pas constitutionnalisé le mode de scrutin : la règle d’élection des députés était, pour lui, affaire de circonstances. Lorsqu’il rétablit la légalité républicaine comme chef du gouvernement provisoire en 1944, il préféra la proportionnelle afin d’éviter que le Parti communiste ne s’emparât alors de la majorité de la chambre. Cette question, ensuite, fut absente du discours de Bayeux, qui énonçait les principes de la doctrine institutionnelle gaullienne. Et s’il fit le choix du scrutin majoritaire en 1958, il refusa néanmoins de l’inscrire dans la Constitution, en écartant sur ce point la proposition de Michel Debré. Le fondateur de la Ve République ne voulait pas se lier les mains et tenait à se réserver la faculté, par une loi ordinaire, d’adapter le mode de scrutin aux circonstances.
Au fil du temps, pourtant, le scrutin majoritaire est devenu l’une des composantes politiques du régime. La seule exception fut la manœuvre tentée par le président Mitterrand il y a quarante ans, lorsqu’il fit élire l’Assemblée nationale au scrutin de liste proportionnelle départementale à un tour – non sans une ruse de l’histoire puisque la coalition RPR-UDF de 1986 parvint néanmoins à obtenir une majorité absolue. Ce n’est pas un hasard si seize des dix-sept élections législatives de la Ve République se sont tenues au scrutin majoritaire uninominal à deux tours. En France, conformément à la préférence originelle de la IIIe République pour le scrutin d’arrondissement, les députés qui sont juridiquement les élus de la Nation en son entier sont aussi des personnes de chair et d’os, choisies par les électeurs dans des circonscriptions territoriales de petite taille. A cet égard, il faut relire les mots de Valéry Giscard d’Estaing interpellant en 1985, à la tribune de l’Assemblée, les députés élus au scrutin majoritaire qui se disaient pourtant adeptes de la proportionnelle : « Est-ce que le travail que vous avez accompli dans votre circonscription était vraiment inutile, vraiment misérable au point de vouloir vous en débarrasser ? N’était-ce pas plutôt à ce titre que vous avez acquis votre légitimité profonde ? ».
L’institutionnalisation du régime des partis
Ce « lien intime » si respectable entre le député et ses électeurs a déjà été érodé, ces derniers temps, par l’interdiction faite à un parlementaire d’être simultanément un maire ou un président de conseil départemental. Ce serait une faute de le distendre encore plus, en faisant des députés élus sur des listes proportionnelles les simples mandataires des partis. Dans son pamphlet Ces princes qui nous gouvernent, paru au soir de la IVe République, Michel Debré avait vu juste : « Le scrutin de représentation proportionnelle, sous prétexte de corriger les injustices du scrutin majoritaire (…), assure la victoire des princes sur les électeurs à qui on impose des candidats, en même temps qu’on établit, d’une manière durable, une classe de dirigeants qui, sûr ou à peu près, d’être constamment réélus, transforme la délégation provisoire du corps électoral en une fonction publique entourée des meilleures garanties. » Les représentants nommés par les partis au Parlement européens en sont l’illustration. Est-ce cela que nous voulons ?
Dans les circonstances que nous connaissons, ce serait une folie de pérenniser le paysage accidentel de l’Assemblée nationale, qui deviendrait la règle avec la représentation proportionnelle, c’est-à-dire l’institutionnalisation du régime des partis. Le tempérament politique de notre pays n’est pas celui des grandes coalitions à l’allemande, favorisées là-bas par l’existence constitutionnelle d’une « motion de censure constructive » qui impose aux partis censurant un gouvernement de coopérer en proposant une solution positive de rechange.
Pour que le pouvoir exerce à nouveau le pouvoir, gardons-nous d’affaiblir ce qui reste de la Ve République. Si une coalition peut avoir un sens en France afin de rassembler une majorité nationale, c’est avant l’élection législative au scrutin majoritaire qu’elle doit être bâtie, en proposant aux électeurs un choix clair, autour d’un projet et d’une équipe apte à gouverner.
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